mercredi 25 juin 2008

Adaptation d'un récit de Sadégh Hédâyat " Lunatique "

LUNATIQUE


Sadeq Hédâyat


( Récit écrit en français par Hédâyat à Bombay )


Extérieur : l’éternité
Lumière de naissance, du commencement


LE CONTEUR : (il chante) Une pluie torrentielle fouettait le sol sans défense, une pluie comme celle du commencement de la formation de la terre ; la brise déplaçait sur la route asphaltée une poussière fine de particules d’eau, tandis que la mer, silencieuse et passive, pleine de ses profondes, muettes et lointaines amours, était plongée dans une brume de plomb. Tout était humide, gluant, visqueux ; l’humidité rongeait, attaquait tout, elle pénétrait aussi le corps, alourdissait l’âme. Un frisson de désir parcourait les être, un souffle de folie ou d’ivresse aspirait à l’oubli, à la lassitude, un désir fou d’abandonner tout, même son corps, s’éveillait je ne sais dans quel bas fond de l’être. Dans cette lasciveté passionnée l’eau coulait furieuse de quelque dieu en colère. La pluie étouffait les bruits extérieurs, elle s’arrêtait tout d’un coup.



( LA PLUIE )

L’HOMME : Une pluie torrentielle fouettait le sol sans défense.

LA FEMME : Une pluie comme celle du commencement de la formation de la terre.

L’HOMME : La brise déplaçait sur la route asphaltée une poussière fine de particules d’eau.

LA FEMME : Tandis que la mer, silencieuse et passive, pleine de ses profondes, muettes et lointaines amours, était plongée dans une brume de plomb.

L’HOMME : Tout était humide, gluant, visqueux.

LA FEMME : L’humidité rongeait, attaquait tout.

L’HOMME : Elle pénétrait aussi le corps, alourdissait l’âme.

LA FEMME : Un frisson de désir parcourait les êtres.

L’HOMME : Un souffle de folie ou d’ivresse aspirait à l’oubli, à la lassitude.

LA FAMME : Un désir fou d’abandonner tout, même son corps, s’éveillait, je ne sais dans quel bas fond de l’être.

L’HOMME : Dans cette lasciveté passionnée, l’eau coulait furieuse de quelque dieu en colère.

LA FEMME : La pluie étouffait les bruits extérieurs.

L’HOMME : Elle s’arrêtait tout d’un coup.


(LA PLUIE – NOIR TOTALE)


Premier jour


Intérieur : Chambre d’hôtel - Après-midi
Lumière : une ampoule au plafond


L’HOMME : Dans la chambre, au rez-de-chaussée de ma nouvelle pension, quoique visiblement confortable, je ne pouvais pas encore m’habituer aux objets environnants : les meubles avaient une expression bizarre, énigmatique, vivante. La commode trapue, sérieuse, la haute armoire dure et moqueuse, la brave table ronde, le miroir coquet, tous me surveillaient avec une vigilance menaçante. Une odeur âcre et poivrée originaire des Indes flottait dans l’air. Un vieux cordonnier hindou, avec son turban rouge, à demi-nu, s’était abrité sous ma fenêtre en une pose hiératique et résignée, en contemplant le déchaînement des éléments. Il était desséché, presque décharné teinté d’olive, les yeux noirs enfoncés dans l’orbite, sa barbe mal soignée lui mangeait le visage. Une vieille boite et des chaussures usées traînaient devant lui.

( NOIR )


Intérieur : Chambre d’hôtel - La soirée
Lumière : une ampoule au plafond

L’HOMME : Toute cette après-midi, je m’acharnai sur mon phono. Un disque hindou acheté au hasard m’obsédait, je le mis et le remis sans interruption, puis installé dans le fauteuil, je regardai tomber la pluie, et les rares passants qui s’aventuraient au dehors. Ma fenêtre donnait sur la mer.
Soudain, on frappa à ma porte : j’ouvris, une femme mince, au visage pâle, aux trais réguliers, avec de grands yeux verts clairs et une chevelure de paille, me dit :
LA FEMME : - Je suis si énervée, ça me tape sur les nerfs, pour l’amour du ciel, arrêtez ce disque.

L’HOMME : - I’m so sorry, répliquai-je.
Elle me remercia et s’en alla dans la chambre voisine. J’arrêtai mon phono, en pensant qu’elle devait être une étrangère encore mal adaptée à la musique hindoue, ou la détestant par préjugé. Je m’étendis sur mon lit en parcourant une revue illustrée locale.



( NOIR )

Intérieur : Salle à manger - Le soir
Lumière : Découpes sur la table

L’HOMME : A huit heures, le montai au troisième étage dans la salle à manger. Le patron, un métis originaire de Goa qui se disait portugais, me présenta à une demi douzaine de personnes apparentant à des nationalités douteuses. La soupe était servie, quand la porte claqua avec fracas, je vis ma voisine faire une entée triomphale. Elle portait une robe de crêpe imprimé de fleurs jaunes et bleues, très longue, décolletée, bien serrée à la taille, avec une élégance naturelle qui rehaussait sa beauté et ajoutait à sa silhouette élancée une gaîté agreste. Elle salua les pensionnaires d,un signe de tête, s’assit sur la seule chaise vacante de notre table
Après souper, je demandai à notre patron des renseignements sur cette femme. Le patron avec
sa physionomie simiesque et le clignement significatif de ses yeux, me dit :

LE CONTEUR : Elle s’appelle Félicia, une aventurière qui en proie à ses crises des tropiques. Un tout petit conseil, ne jouez pas avec le feu.

L’HOMME : J’étais fort intrigué de connaître cette personne aux allures bizarres, qui m’avait si cruellement privé de mon orgie musicale.

( NOIR )


Extérieur : Chez le cordonnier - La nuit
Lumière : Dehors, la fenêtre

L’HOMME : En sortant pour ma promenade nocturne, je vis Félicia poursuivant une conversation animée avec le cordonnier hindou qui se trouvait devant ma fenêtre.

( NOIR )

Extérieur : Une rue de Bombay – La nuit de pleine lune
Lumière : La rue + La pleine lune

L’HOMME : Je suivis la rue qui débouche sur la jetée-promenade, parmi une foule compacte de gens habillés, de redingotes traînantes, coiffés d’énormes turbans multicolores. Les femmes habillées en Sari aux couleurs chatoyantes qui semblaient flotter doucement à quelques pouces du sol. Ce grouillement des peuples, ce mélange hétéroclite de déclassés, d’apatrides, d’étrangers et d’hindous aux mille faces, j’avais l’impression de me promener dans un bal costumé.

( NOIR )


Extérieur : Bord de mer – La jetée
Lumière : La pleine lune

L’HOMME : De mon retour d’Apollo Bunder, je vis Félicia, les mains, les pupilles dilatées, elle regardait fixement dans une attitude religieuse le miroitement du clair de lune sur les vagues de la mer. La pâleur diaphane de son teint, le tremblement de ses lèvres décelaient son émotion profonde. Perdue dans ses rêveries, elle n’accordait aucune attention aux passants.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit
Lumière : une ampoule au plafond

L’HOMME : En revenant à la maison, il faisait une chaleur accablante, je fis marcher le panka. Je m’étendis pour dormir.

( NOIR TOTAL )

Le bruit sec de la toux du vieux cordonnier m’empêchait de fermer l’œil.


Deuxième jour

Intérieur : Le corridor (devant l’ascenseur) - Le soir
Lumière : Découpes en guise de couloir

L’HOMME : Le lendemain soir, elle était absente à notre table. En sortant de la table à manger, je me dirigeai vers l’ascenseur, j’appuyai sur le bouton d’appel : l’appareil docile glissa le long des tiges d’acier et s’immobilisa. Je tirai la porte. A mon grand étonnement, Félicia se trouvait immobile dans la cabine comme une statue de marbre, un parfum doux et provoquant s’exhalait de sa personne. Ce fût elle qui me parla la première en français avec un accent anglais.

FELICIA : - Est-ce que vous êtes libre ce soir ?

L’HOMME : - Oui, Mademoiselle.

FELICIA : - Voulez-vous me conduire jusqu’à Green ?

L’HOMME : - Avec plaisir.

Un changement s’était opéré en elle, son attitude, l’expression de son visage s’étaient adoucies.

( NOIR )

Extérieur : Chez le cordonnier – Le soir
Lumière : Dehors

L’HOMME : En descendant elle s’arrêta devant le cordonnier hindou.

FELICIA : - « Tabiat tik héy ? » (Ça va bien ?)

L’HOMME : L’Hindou en signe de respect s’inclina cérémonieusement. « Saheb salam-parmatma Tamara balakereh, bal batché soukira hé ! » (Que la paix soit sur toi, que le dieu suprême te bénisse et protège tes enfants !) Elle ouvrit son sac, glissa quelques sous dans la main du cordonnier, il baisa la terre. « Bhagvan marguia, Bhagvan marguia ! »(Bhagvan est mort !) – Je déteste ce type, il tousse tout le temps, hier soir je n’ai pas pu fermer les yeux, je ne sais pas pourquoi il s’est installé devant ma fenêtre.

FELICIA : - Pauvre Bhagvan ! Il est mon protégé, parfois je sens une immense pitié pour lui, parfois il me fait peur, parfois il me dégoûte, malgré cela il a un pouvoir extraordinaire sur moi, quoiqu’il m’obéisse comme un chien. Il est sérieusement malade, il faut que je l’envoie à l’hôpital demain. J’arrangerai cela.

L’HOMME : Elle ne me regardait pas, elle regardait quelque chose à travers moi sans me voir, comme si j’étais en verre. Nous nous dirigeâmes vers Apollo Bunder, le cordonnier, plié sur lui-même, toussait incessamment.

( NOIR )



Extérieur : Bord de mer – La jetée – La nuit
Lumière : La pleine lune

LE CONTEUR : La grande lune, rougeâtre comme un plateau en cuivre bien astiqué montait sur l’horizon.

L’HOMME : Félicia semblait assez indifférente au spectacle qu’elle avait sous les yeux marchant comme une somnambule, habillée en Sari blanc, sa beauté était resplendissante. Elle fredonna un air de jazz avec une jolie voix frêle, un rien de voix, plein de brisures, qui faisait des notes triste, langoureuses. Son chapeau à grands bords jetait une ombre sur ses yeux verts, au regard indéfinissable.

FELICIA : - Je suis originaire de Calcutta, d’un père anglais et d,une mère russe. J’ai été élevée en Europe. J’ai voyagé un peu partout en Europe comme en Asie, jamais un pays n’a pu exercer une attraction aussi puissante sur moi que les Indes, j’en avais toujours la nostalgie. C’est seulement dans l’atmosphère surchargée de ce pays que je pourrai vivre, ce n’est pas par le snobisme des Européens qui ne voient dans les Indes que des Fakirs, des charmeurs de serpents, des rajahs et des temples. L’Inde mystérieuse, ses fastes, ses pauvretés, ses miracles ont été exploités à satiété. Moi, je déteste les miracles, le plus grand miracle, pour moi, c’est que j’existe.

L’HOMME : - Avec vos connaissances et votre expérience – hasardai-je – vous pourriez facilement devenir un bon reporter.

FELICIA : - Oh ! Que je déteste ce métier. Tout ce que je cherche, c’est d’enrichir ma personnalité. Je hais trop les lecteurs curieux, pour leur communiquer la meilleure part de moi-même. Je n’ai aucune envie de m’exposer, de m’afficher, après tout à quoi bon ? (Silence) Vous sentez cette odeur de grisou ? Cette odeur me rappelle le grisou qui est caché en chacun de nous. (Pause) Ce soir je suis invitée. Bye ! Bye !

L’HOMME : Elle s’arrêta de nouveau, l’œil méfiant, soudain fit volte-face et s’éloigna. Sa silhouette, mince et blanche, glissait vers Green. J’étais abandonné à la rue humide, à la nuit opaque, hargneuse de Bombay, submergé par un désir frénétique, impuissant de fuite, de voyage au bout du monde, un âcre goût de regret, d’envie, de tristesse s’était emparé de moi. Soudain toute ma vie passée et future, m’apparut aussi triste, aussi vide que cette route nocturne, pleine d’ennui, de solitude et d’irritantes hallucinations. Depuis hier soir, je me demandais si j’avais affaire à une femme capricieuse. Pourquoi faisait-elle semblant de ne pas du tout s’intéresser à moi ? Son attachement pour ce pauvre diable de cordonnier, malgré ses relations avec la société hindoue et européenne et de riches représentants de firmes étrangères m’était inexplicable. Tous les dimanches, les autos de luxe s’alignaient devant notre pension pour l’amener à la plage en vogue de Bombay, souvent elle les plaquait pour s’amouracher à Taj ou à Green, avec des gigolos, qu’elle abandonnait à leur tour pour exprimer son attachement désintéressé aux gens tout à fait quelconques. Et son vague travail dans un magasin de modes parisiennes était encore plus énigmatique. Certainement elle était anormale, gâtée, présentait des tares. Ses complexes n’étaient-ils pas le fruit du choc de deux hérédités qui s’affrontaient chez elle ? Je ne pouvais certainement pas résoudre ces problèmes trop compliqués.



( NOIR )


Extérieur : Chez le cordonnier – La nuit
Lumière : Dehors


L’HOMME : En rentrant, je vis le vieux Bhagvan plié en deux, comme un paquet vide, ronflant étendu sur le pavé.

( NOIR TOTAL )


Troisième jour

Extérieur : Chez le cordonnier – Le matin
Lumière : Dehors

L’HOMME : Le lendemain matin, elle parlait devant ma fenêtre avec Bhagvan, je lui fis un signe de salut, elle s’approcha, me tendit négligemment une main gantée.

FELICIA : - N’avez-vous pas dix roupies à me prêter ?

L’HOMME : Je lui tendis mon porte monnaie, elle prit un billet de cinq roupies et le donna à Bhagvan.

FELICIA : - A ce soir.

( NOIR )


Intérieur : La salle à manger – Le soir
Lumière : Découpes pour la table

L’HOMME : Le même soir, dans la salle à manger, elle me rendit les cinq roupie devant les pensionnaires qui échangèrent des sourires significatifs.

( NOIR )


Extérieur : Le taxi – Une rue de Bombay – La nuit
Lumière : La rue

L’HOMME : En sortant ensemble elle me proposa :

FELICIA : - Si l’on faisait un bout de promenade jusqu’à Hanging Garden ?

L’HOMME : - Taxi ! Nous montâmes et le taxi démarra.

FELICIA : - J’ai arrangé l’affaire de Bhagvan. Il est à l’hôpital Saint George, son cas est assez grave, aujourd’hui j’ai été deux fois là-bas pour m’informer de ses nouvelles.

L’HOMME : Elle resta songeuse. J’étais plus ou moins habitué à ses fantaisies. Je ne pouvais pas comprendre la raison de son attachement à ce pauvre cordonnier, je croyais que c’était peut-être un luxe, une manie des gens trop riches et gâtés qui se montrent parfois charitable envers les pauvres, mais ces gestes de bienfaiteur étaient plutôt d’une nature discrète et désintéressée. Pendant le parcours elle garda un silence obstiné, en contemplant les rues désertes, les quartiers indigènes et le grouillement du bazar. Je ne voulais pas la contrarier.

( NOIR )


Extérieur : Bord de mer - Hanging Garden – La nuit
Lumière : Dehors

L’HOMME : Le taxi nous déposa devant Hanging Garden. Nous suivîmes les allées au milieu d’une végétation luxuriante des tropiques. Nous traversâmes un jardin splendide qui dominait la mer, d’où l’on pouvait voir l’immense scintillement de la ville dormante. Nous marchions côte à côte, sa robe me frôlait, je sentais son parfum doux et léger. Elle s’appuya un moment contre la balustrade de ciment qui court le long du ravin, en contemplant la Tour du Silence plongée dans l’obscurité.

FELICIA : - Il va bientôt pleuvoir, il faut rentrer.

( NOIR )


Extérieur : Le taxi – Une rue de Bombay – La nuit
Lumière : La rue

L’HOMME : Elle ne s’était pas trompée. Une fois enfermée dans le taxi un orage éclata. Elle se laissa aller au fond de la voiture. Nous étions devenus plus intimes. Elle était tout près de moi. Je frôlais presque son bras nu et me grisait de son parfum. Elle était plus à son aise, plus docile, une atmosphère favorable à l’intimité était créée.

FELICIA : - Dans la littérature hindoue, il y a un mythe qui représente la lune comme un vase plein de Soma – liqueur sacrée – qui diminue au fur et à mesure que les Dieux s’en abreuvent pour être rempli à nouveau par le soleil. ( Pause ) Mon caractère subit des changements suivant les différentes phases de la lune. Je me sens le jouet de quelque force étrangère, une force dont je ne pouvais me délivrer et qui m’emmène comme le grand souffle de l’enfer ; Alors, je ne peux obéir qu’à mon seul instinct. (Pause) C’est plus fort que moi. Je crois que la lune préside à ma destinée, je suis esclave de la lune, elle m’inspire parfois, je ne sais, peut-être dans mes existences antérieures j’ai commis des péchés graves ? C’est terrible ce que je dois supporter, j’ai dû divorcer deux fois en Europe pour revenir toujours aux Indes. Je ne peux plus vivre que dans cette atmosphère. Je ne sais si c’est la poésie ou la philosophie de ce pays qui me rattache aux Indes. Vous savez, la ligne de démarcation entre les trois règnes de la nature, entre la vie et la mort s’efface et disparaît, c’est le seul peuple au monde qui ait adapté la haute philosophie à ses mœurs et à ses coutumes. Un jour à Bénarès, je me trouvais sur le bord du Gange, alors je me suis aperçu de la grandeur de la philosophie hindoue, avec quelle indifférence à un endroit on célèbre le mariage, dans un autre on incinère les morts et les ascètes font leur ablution. Depuis des millénaires, l’âme hindoue reste la même, malgré le modernisme ;au fond rien ne change, rien dans ce pays ne doit être considéré à notre mesure ordinaire. Ce peuple possède par atavisme une grande richesse, une grande force.

L’HOMME : A ce moment, le taxi stoppa devant notre pension. Elle me fixa un instant avec ses grands yeux limpides sans paraître me voir.

FELICIA : - Allons chez-vous.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit
Lumière : Une ampoule au plafond

L’HOMME : Je l’accompagnai dans ma chambre, son air troublé, ses yeux suppliants et agrandis, ses geste inquiétants, sa couleur blanche, mâte et maladive, ses divagations m’attiraient invinciblement. Je tremblais de désir. Son attitude froide, même agressive du premier jour, sa soumission résignée des jours suivants m’intriguaient. Je quelques. Je mis quelques disques, elle écouta distraitement, visiblement ennuyée.

FELICIA : - J’ai un mauvais pressentiment, il m’arrivera quelque malheur.

L’HOMME : En signe de sympathie, je m’assis au bord du lit, à côté d’elle, en essayant de prendre ses mains. Je brûlais de passion. Elle retira ses mains, irritée.



FELICIA : - Ah, par exemple ! Pour qui me prenez-vous ? Vous vous trompez mon ami, vous me dégoûtez, vous m’entendez ? Si je me confie à vous, c’est parce que vous aviez un air sérieux, timide même, parce que vous êtes un étranger de passage. J’ai tellement horreur des gens d’ici qui se moquent de moi et me traitent de folle.

L’HOMME : Déconcerté, j’éprouvais une vague sensation d’humiliation.

FELICIA : Rassurez-vous, je ne donnerai pas un cheveu de Bhagvan en échange de vous.

L’HOMME : Mon cœur débordait de haine contre ce vieux cordonnier, en apprenant le piètre rôle que je jouais dans la comédie sentimentale de cette femme. Elle s’en alla en claquant la porte. ( La pluie ) Je me déshabillai à la hâte, ses paroles incohérentes, son attitude bizarre, son rire nerveux, presque méprisant, me causaient un malaise indescriptible. Je décidai de ne plus lui adresser la parole, me plongeai dans ma lecture, je dus m’avouer incapable de comprendre ce que je lisais. Malgré mes efforts, m’image de Félicia obsédait en tous lieux ma pensée, tout mon être aspirait à elle, au souvenir du plus insignifiant de ses gestes, de ses mots, de ses sourires, une exquise douleur me poignait.

( NOIR TOTAL )


Quatrième jour


Intérieur : La salle à manger – Le soir
Lumière : Découpes pour la table

L’HOMME : Je tins parole, le lendemain pendant le dîner je ne prêtai pas la moindre attention à elle. Félicia en fit de même. Elle semblait avoir oublié même ma présence.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit de pleine lune
Lumière : Une ampoule au plafond

L’HOMME : Après souper, en rentrant dans ma chambre, on frappa à ma porte, j’ouvris et vis Félicia en robe de chambre de batik splendide, décorée de motifs chinois, elle entra d’un air distrait. Sa blancheur transparente, son corps bien moulé, son parfum doux et pénétrant me troublèrent.

FELICIA : - Tu te rends compte de ce que je te disais l’autre soir, j’avais un mauvais pressentiment. Tu n’as pas appris l’horrible nouvelle ?

L’HOMME : - Que voulez-vous dire ?

FELICIA : - Cet après-midi on m’a téléphoné de l’hôpital Bhagvan est mort.

L’HOMME : - Pas possible, je l’ignorais.

FELICIA : - Puis-je te demander un service ? Allons tout de suite à l’hôpital réclamer sa dépouille pour l’incinération. J’ai peur qu’on ne l’envoie à l’Ecole de Médecine pour la dissection.

L’HOMME : - Voyons, soyez raisonnable, en ce moment l’hôpital est fermé, nous nous occuperons de cela demain matin.

FELICIA : - Il le faut, il le faut, tout de suite ; J’ai tellement peur, je suis si désolée ! Il avait confiance en moi, c’est un grand sacrilège, tu comprends ? (Elle sanglote, tombe sur le lit, en se tordant les mains) Je suis si seule, si malheureuse. Je comptais sur toi, approche-toi, j’ai quelque chose à te dire. (Il s’approche en hésitant. Elle lui donne ses mains.) Il y a quelque chose que je n’ose avouer à personne, j’ai une si grande pitié pour les vies humbles, pour les gens simples qui mènent une vie tout à fait inaperçue comme des vagues sur l’océan sans limite. Ce pauvre diable de Bhagvan, il est venu au monde et il en est parti sans laisser aucune trace, ou essayer d’en laisser une, dire que peu de temps auparavant il parlait, bougeait, pensait. A présent il n’est plus, sa mort a été aussi inutile que sa vie, il y en a des milliers de pareilles. Certainement il croyait à son Karma, il supportait son destin avec résignation, il était convaincu qu’après sa mort, il renaîtrait dans un corps nouveau, peut-être meilleur. Moi, je suis entrée dans sa vie, j’avais remarqué, même la première fois que je lui ai donné mes chaussures pour les cirer, qu’il m’aimait, m’admirait, me désirait, surtout il me désirait. Son spectre, brûlant de passion, m’apparaissait en rêve. Lui ou un autre ? Ces hindous sont capables d’une concentration formidable, ils ont ça dans le sang. Mais en même temps quelle tragédie muette, car il n’osait jamais en faire l’aveu. Son respect exagéré m’agaçait, m’exaspérait. Si j’ai apporté quelque aide dans sa vie, c’était un prétexte, il n’avait pas besoin de mon aide, pas plus que d’autrui, car les hindous savent attendre et mourir. C’est plutôt moi qui avais besoin de lui. C’est vrai, j’ai beaucoup d’admirateurs riches, peut-être sont-il encore plus bêtes et dépourvus de sentiments humains que Bhagvan. Seulement ils ont l’argent. C’est l’argent qui leur donne de l’audace, du prestige. Ils se permettent tout, se donnent un air intelligent. Oh ! Que je les déteste, je les ai toujours détestés du fond de mon cœur. Enfin il s’est desséché, épuisé devant cette fenêtre, puis il est mort, et il va être incinéré et sa poussière sera emportée par le vent. Il souffrait pourtant, il avait du désir, de la passion, mais personne ne l’a su ; tout cela sera emporté par le vent. Est-ce que nous ne suivons pas le même destin ?

L’HOMME : Son expression dure, ses manières hautaines étaient changées, elle était devenue simple, presque naïve. Elle se blottissait contre moi, avec une expression surnaturelle mélangée de peur et de passion. Je sentais sa chair. Je pouvais compter les battements de son cœur. Un rythme sourd se mit à battre dans mes veines. Je me demandais à quoi elle voulait en venir. Pourquoi elle me témoignait tant de confiance.

FELICIA : - S’il te plait, retire le rideau.

CONTEUR : Il faisait une chaleur molle, moite, lourde d’orage. Une température gluante qui collait à la peau.

L’HOMME : Je retirai le rideau en restant à ma place, hésitant.
FELICIA : - Viens près de mois.

L’HOMME : Elle parla longuement, confidentiellement, de temps en temps, levait la tête vers moi, comme pour se faire approuver, lire mon consentement sur mes traits. Bientôt elle tomba à genoux, m’entourant de ses bras, suppliante, roulant son extraordinaire tête blonde sur moi, râlant doucement, redressant le visage, quand le râle paraissait la suffoquer, prononçant des mots d’amour indistincts tremblants de larmes secrètes. Puis d’autres mots, des phrases de même sonorité et gravité que des formules magiques. J’allais l’enlacer, j’entendis de battement d’ailes, je vis une chauve-souris, de ces bêtes inoffensive qui font leurs tournées nocturnes, pendant la saison des pluies. Entée effarouchée, elle tournait autour de ma chambre. Félicia transie d’effroi, se blottissait contre moi, criait spasmodiquement :



FELICIA : - Tu vois ? C’est son âme, c’est l’âme de Bhagvan qui vient me punir. Elle vient de me surprendre avec toi. Il faut que je te quitte à l’instant même.


L’HOMME : Je sentis mon sang se glacer, une peur surnaturelle s’empara de moi. Elle fit un grand effort pour se relever, sans me dire au revoir elle sortit, chancelante. Je ne savais plus que faire, j’avais une vague sensation de malaise, j’éteignis la lumière.

( NOIR TOTAL )

Je m’étendis sur mon lit, bientôt je tombai dans un lourd sommeil.


Cinquième jour

Intérieur : Le corridor – Le matin
Lumière : Découpe en guise de couloir

L’HOMME : De bon matin, je m’habillai en hâte, je frappai à sa porte ; pas de réponse. J’aperçus le patron dans le corridor, il me désigna la chambre de Félicia, avec son sourire sournois.

LE CONTEUR : - Elle ne m’avait pas prévenu, elle est partie hier soir, on ne sait où !

Heureusement, elle avait payé sa location d’avance. Je vous l’avais bien dit qu’il ne fallait pas se fier à des aventurières de cette espèce. C’est encore un coup des tropiques !

( LES LUMIÈRE VONT TRES LENTEMENT, SAUF LA LUMIÈRE BLEU DE LA MER )

Adaptation théâtrale : Sadreddin ZAHED