dimanche 27 juillet 2008

Quintette ( Abbas Naalbandian )


QUINTETTE



Contes de pluie d’amour et de mort





Abbas Naalbandian



Traduction

Mariam Gassemi – Sadreddin Zahed
Cette traduction est dédiée à
Jean-jacques SCHFFER






Quintette
Contes de pluie d’amour et de mort


Premier mouvement

Il pleut noir, mort



Une pièce avec des objets simples qui dénotent une vie modeste. Une grosse radio très vieille. Une armoire en bois. Sur le sol un vieux tapis. A gauche, un matelas recouvert d’un édredon. Quelques oreillers. Sur la cheminée des objets hétéroclites. A droite, une porte. Une lampe allumée pend au plafond.
Sur le matelas, l’édredon semble cacher un corps. A droite, la mère et la fille sont debout, côte à côte. La fille a la mine défaite, les vêtements en désordre.

La fille : Il est mort ?


La mère : Oui.


La fille : Non.


La mère : (Ironique.) Si !


La fille : Mon dieu !


La mère : Regarde pas !


La fille : Non !


La mère : Crie pas !


La fille : J’ai peur. (Elle s’éloigne de sa mère.)


La mère : Calme-toi !


La fille : Il a les yeux ouverts.


La mère : Reste pas là !


La fille : Il est pas mort ! Ses yeux….


La mère : Tais-toi !


La fille : (Elle court.) Au secours !


La mère : (Elle court après sa fille.) Ta gueule !


La fille : (Elle se heurte au mur.) Qu’est-ce qui s’est passé ?


La mère : Me fais pas peur !


La fille : Il bouge pas, maman !


La mère : Il est mort !


La fille : Sa tête !


La mère : Tu me fous la trouille !


La fille : Appelons quelqu’un….


La mère : Tu veux faire un scandale ?


La fille : Pourquoi ?


La mère : On se demandera pas ce qu’il foutait dans notre lit ?


La fille : Hein ?


La mère : Ou si ça serait pas nous qui l’avons tué ?


La fille : Dans notre lit ?


La mère : Dans ton lit.


La fille : Oui.


La mère : Qu’est-ce qui s’est passé ?


La fille : Il couchait avec moi.


La mère : Et alors ? (La fille se met à pleurer.)


La mère : Alors ? (La fille pleure.)


La mère : Il avait fini ? (La fille pleure.)


La mère : Alors il est à poil. (La fille pleure.)


La mère : Faut qu’on lui mette son pantalon.


La fille : Peut-être qu’il est vivant.


La mère : Non.


La fille : Peut-être qu’il est tombé dans les pommes. Peut-être qu’il a eu une attaque.


La mère : Et alors ? Parle !


La fille : Il était sur moi. Tout d’un coup, il est tombé raide.


La mère : Faut faire gaffe ! (Pas de panique. Voyons voir.)


La fille : D’abord, j’ai pas compris.


La mère : Alors, qu’est-ce que t’as fait ?


La fille : J’ai eu peur.


La mère : Et t’as crié ?


La fille : J’ai eu peur. J’ai crié. T’es venue. Je l’ai repoussé. J’ai sauté du lit.


La mère : ça tape dans ma tête.


La fille : Faut appeler les flics.


La mère : Y a pas du bruit dehors ?


La fille : Si c’était les voisins qui se réveillent ?


La mère : Mettons-lui son pantalon !


La fille : Foutons le camp, maman !

(La fille se glisse sous l’édredon, auprès de l’homme. Elle tire l’édredon sur eux. La mère s’asseoit en tailleur par terre, face au public.)

La fille : Arrête !


L’homme : Laisse-moi voir !


La fille : Me serre pas tant !


L’homme : Ta gueule !


La fille : Oh c’que t’es lourd !


L’homme : Ouais.


La fille : Pourquoi t’as dit que je t’ai frappé la gueule avec une caillasse ?


L’homme : Quand ça ?


La fille : Salaud de menteur. (Pause) Pourquoi t’as menti ?


L’homme : Attends ! Attends !


La fille : Tu savais que c’était pas moi. (Pause) Quand est ce que tu vas me foutre la paix ?


L’homme : Pourquoi tu remets ça ? On s’était mis d’accord.


La fille : Tu me dégoûtes.


L’homme : ça fait rien !


La fille : Tire ta main !


L’homme : A chaque coup, tu me les gonfles !


La fille : Ah, si je pouvais te les gonfler vraiment !


L’homme : T’as pas honte !


La fille : Ca te va bien à toi de parler de honte ! (Pause) Grouille-toi, Bon Dieu, je peux plus respirer ! (Pause) Pourquoi tu bouges plus ?


(Soudain la fille hurle. Elle repousse l’homme. Hagarde, elle sort de sous l’édredon, et tremblante, se réfugie contre le mur. La mère se lève, va vers la radio, l’allume.)

Voix de la première femme : Attrape-lui l’autre pied ! Tire- le !


Voix de la deuxième femme : Et s’il reste coincé dans le puits ?


Voix de la première femme : C’est large, il ira jusqu’au fond.


Voix de la deuxième femme : J’ai peur que ça se sache.


Voix de la première femme : Quelqu’un sait qu’on l’a emmené ici ?


Voix de la deuxième femme : Et si quelqu’un venait ?


Voix de la première femme : Tiens-le ! Plus fort ! Jette-le !

(Bruit d’un corps qui tombe lourdement. La mère éteint la radio.)

La fille : Dis quelque chose !


La mère : Attends ! Laisse-moi me reprendre.


La fille : Je crois qu’il faut le dire.


La mère : Ben voyons !


La fille : Mais comme ça, c’est pire.


La mère : Hein ?


La fille : Il diront que c’est nous qui l’avons tué.


La mère : Et s’ils le savent pas ?


La fille : Hein ?


La mère : S’ils le savent pas ?


La fille : Ils le sauront.


La mère : Et s’il était jamais venu ?


La fille : Quoi ?


La mère : S’il était jamais venu ici ?


La fille : Tu veux dire qu’on l’emmène ailleurs ?


La mère : Pourquoi pas ?


La fille : Où ça ?


La mère : N’importe où.


La fille : On peut ?


La mère : On peut pas ?


La fille : Les flics vont nous arrêter.


La mère : Non.


La fille : Si ! Ils nous foutront en taule.


La mère : On va le balancer en douce dans l’égout.


La fille : Il est lourd. Très lourd.


La mère : Eh ben, à deux…


La fille : Moi, j’ai peur. J’y touche pas.


La mère : Si tu l’ouvres encore une fois, je te tue.


La fille : Je touche pas à un mort.


La mère : Pfff !


La fille : Je me sens pas bien.


La mère : (Fais un effort.) Accroche-toi !


La fille : J’peux pas.

(La mère se glisse sous l’édredon, auprès de l’homme. Elle tire l’édredon sur eux. La fille s’assoit en tailleur par terre, face au public.)

La mère : Fumier !


L’homme : Laisse-moi voir !


La mère : Crève !


L’homme : Ta gueule !


La mère : T’as fini ?


L’homme : Ouais.


La mère : T’as pas honte de me dire des saloperies pareilles devant tout le monde, pour si peu de fric ?


L’homme : Quand ça ?


La mère : Va voir là-bas si j’y suis ! Allez, pousse-toi !


L’homme : Attends ! Attends !


La mère : T’as pris de mauvaises habitudes, hein ? Tu rappliques ici tous les soirs.


L’homme : Pourquoi tu remets ça ? On s’était mis d’accord.


La mère : Ce mois-ci, je te payerai un peu plus tard.


L’homme : Ca fait rien.


La mère : Dis à l’épicier d’être gentil.


L’homme : A chaque coup, tu me les gonfles !


La mère : Ah, si je pouvais t’arracher ce truc entre les jambes et t’en bourrer la gueule !


L’homme : T’as pas honte !


La mère : Ca te va bien à toi de parler de honte ! (Pause) Grouille toi, Bon Dieu, je peux plus respirer ! (Pause) Pourquoi tu bouges plus ?

(Soudain la mère hurle. Elle repousse l’homme. Hagarde, elle sort de sous l’édredon, et tremblante, se réfugie contre le mur. La fille se lève, va vers la radio, l’allume.)

Voix du premier homme : Secoue tes habits ! T’as de la poussière.


Voix du deuxième homme : Je me sens mieux.


Voix du premier homme : Oublie pas qu’on s’est pas vus aujourd’hui.


Voix du deuxième homme : Ouais. Pourvu qu’y ait pas de pépin.


Voix du premier homme : Y’en aura pas. Faut seulement pas perdre les pédales.


Voix du deuxième homme : Je me sens mieux, moi.

(On entend un rire sonore. La fille éteint la radio.)

La mère : Faut qu’on lui mette son pantalon.


La fille : Fais-le toi-même.


La mère : Arrête tes conneries. On fait tout ensemble.


La fille : Faut appeler les flics.


La mère : Oui !


La fille : Crions à l’aide.


La mère : Ferme la porte !


La fille : Quelle porte ?


La mère : C’est quoi ce bruit ?


La fille : On dira la vérité.


La mère : C'est-à-dire ?


La fille : Qu’il venait ici.


La mère : Ils nous foutront en taule.


La fille : Non ?


La mère : Si.


La fille : Alors, on attend un peu…


La mère : Pourquoi faire ? (Pause) J’ai faim.


La fille : …Qu’il fasse plus sombre.


La mère : Plus sombre que ça ?


La fille : C’est qu’il est lourd.


La mère : Non, pas tellement.


La fille : Si.


La mère : Quoi ?


La fille : Si !


La mère : J’ai faim. Mangeons quelque chose.


La fille : Je me sens mal. J’étouffe.


La mère : Va chercher la nappe !

(Tout en parlant, mère et fille étendent la nappe et y disposent de la nourriture.)

La fille : Comment on va l’emmener ?


La mère : Où ça ?


La fille : Là où on doit l’emmener.


La mère : On va le balancer dans l’égout. (Pause) Dans le puits.


La fille : Comment on doit l’emmener ?


La mère : Ah ! On va le fourrer dans le sac !


La fille : Quel sac ?


La mère : Le grand.


La fille : Mais il est pas à nous.


La mère : Et le cadavre, il est à nous ?


La fille : Et pour traverser la cour ?


La mère : On le prendra sur le dos.


La fille : Et la porte ?


La mère : Quoi encore ?


La fille : Le pauvre, il avait même pas dîné.


La mère : Qu’est-ce que t’en sait ?


La fille : Peut-être.

(La nappe est servie. Mère et fille s’assoient autour et se mettent à manger calmement. La lumière diminue à tel point qu’on les distingue à peine. Alors, l’homme repousse l’édredon et se traîne lentement vers la nappe. La lumière disparaît peu à peu.)

mercredi 16 juillet 2008

Literary Thinking, Theatrical Thinking ( Sadreddin Zahed )

Introduction


Much has been said about who can be considered a creative actor. There are a lot of uncreative actors who, as that famous director says, have to be carved like wooden dolls to draw a shape from them or set them to motion like mechanical dolls to start moving. But here in this introdution, I address the actorswhose great contribution in theatrical team (group) work and his " theatrical thinking " cannot be denied and ignored. An actor, whose active presence on the stage and his turningto the right or left, is much more than a tape recorder and a moving machine.


Theatre and Actor


To provide a highly rhetorical text and a smashingly decorative stage, to imbue these both with heavenly tune and music, to hire the most astute experts to perform all kinds of extraordinary acrobatic movements, to provide the most beautiful and elaborate costumes and make-up do not worth a penny if there is no appropriate actor or actress. It is the performer who gives credit and meaning to all these things. None of these is by itself theatre; whereas the actor/actress can all by himself/herself generate the most effective performance if s/he knows the mechanism and the shaping constituents of his/her career. S/he knows well that the most important part seen on the stage is " that " (attraction?) which emanates from his innate existential substance. The more purged this " that " is, which is less related to his/her external appearance, the more outstandingly s/he shines on the stage. A good actor or actress knows well that this purgation is the result of tearing up the mask which ordinary life and routine daily customs have imposed on him/her. But theatre, although is itself an artificial art, requires truth and sincerity in order to see reality. The actor/actress is the saint of the stage. Purgation has endowed him/her with a kind of sacredness. The stage of theatre is the temple and the play is his/her prayer.


What is important in theatre is not the words, but what the actor's/actress's consistent organism dose with these words; what the harmony of his/her mouth, eyes, head and legs do with these words. These words are charged with stillness, motion and leap and it is the performer who gives them stillness or dynamism. Words consist of homogenous and heterogeneous sounds and the actor/actress gives them life, otherwise these words on the paper are nothing but some signe. These words may belong to the performer or even quit to be words. They can be fury, sound, or artificial language or anything else. They can boil out of heart to appeal to the audience's heart. The actor/actress, who has found his/her existential unity, has thrown away the fake mask; his/her faith and manifestation of his/her art can be observed. His/her power is in that transparency and purgation; s/he, just like mirror, has the reflection of the audience.


The Subject


Theatrical thinking is the unrecorded and evasive thought which is born from the mutual corporation of the view of the performer and that of the audience; it is able to create, in two dimensions of time and place, just a small and condensed slice of this fluent existence, which is temporary and mortal. Whereas literary thinking is a recorded thought and can link and capture moments of this fluent and fleeting existence and thus inevitably free from the dimensions of time and place and exempt from temporary and mortal life. Theatrical thought owes its perfection and ascent to the "actor/actress" : the more perfectly and comprehensively the performer acts, the more evident and objective is the manifestation of this theatrical thought in his/her work.


The Atmosphere and Theatrical Polish(Spectacle)


"Theatrical thought" is in the meanwhile the representation and manifestation of our interpretation of the concept of theatrical "atmosphere" or spectacle. We are all familiar with Peter Brook's suggestive expression of "empty space". We know that for creating any possibility we should first avoid littering this space and provide an empty space for acceptance and creation of a new possibility. The 19th century, naturalistic of "decoration" not only fails to provide such a possibility, but also prevents the growth and soaring of such a thought. Appia substituted the notion of "space" for "decoration" and in this space this is the actor/actress who is determinate. This is him/her to give it meaning. Appia says, "Do we want to make a forest where a few people inhabit there or show a few people who are in the woods?" He chooses the second alternative. The concept of "decor" means putting a rein or yoke around the thought and imagination of man. On the other hand, the notion of "space" and leaving to the performer the spatial suggestion or implication of the event means to develop the theatrical thought. In our traditionaltheatre also, instead of showing the audiebce a real picture of reality or nature and limit the mind and imagination of the audience, with one sentence or with very plain or minimum furniture you can present the setting of the event and leave the rest to the imagination of the audience. Our traditional theatre, instead of fixing the audience to a point and making the space inflexible, leaves it to the audience's subjectivity and imaginative power. Therefore, in this theatre also decor does not exist in realistic sense; with a few carpets, chairs and pieces of cloth, a "space" is ready for acting and "theatrical thought" is dramatized.


In France, instead of saying the play of Molière or Sartre or Marivaux, they say the theatre of Molière or the theatre of Marivaux, which is wrong. All of these texts and many other ones are dramatic texts which are considered dramatic literature. The written text, as soon as written and finished, has its own merits or non-merits and belongs to the field we call "literature". The written text is an artistic reality which exists in an objective sense. We can read it as a "literay" text related to "literature". But to publish them with the title "theatre" is wrong since they are not "theatre" : they are dramatic literature. In the same manner, the theatre which confines itself to the visualization of dramatic literature is not "theatre". To visualize a text with the aid of actors and actresses, stage setting and costumes does not produce "theatre". The only live element in such a work is probbably the same literary text; the text by itself is not "theatre". This is the actor/actress who can convert it into theatre by using the text as the raw material and playing with it, by revealing its different tones, by integrating the sound of language and its verbal music, by discovering and balancing its silence and its internal clamor and by putting together its unwritten parts.
(Cet article en persan a été résumé et traduit en anglais par "Persian Art" Vol.3 N°12 Apr-May 2008)



lundi 14 juillet 2008

Sadreddin Zahed




Borhaneddin Hosseini(Persian Art)Vol.3 N°12, Apr - May 2008

Sadreddin Zahed is the very active and old actor of the Iranian theatre and stage; he is a thoughtful artist with the idea of theatre. He is the graduate of Faculty of Fine Arts of Tehran University and also of New College of Sorbonne. He also received his doctorate from the same university. Since he was 38 years old when he was studying at Tehran University, just like a Maraton runner, he has been running in all fields of world theatre and is still running inexhaustibly, from his youth to adulthood. Whenever I see his picture next to his articles, I ask to put a picture of his youthfulness instead since I do not like to see his aged face although one can see from his smile that he still has a young heart. But I like to see him in the same appearance of his Barsisaye Abed, which I saw in an auditorium on Vozara Street for the first time.



They put his youthful picture next to his article.




He started acting from the acting workshops; then he lifted himself up by joining the city theatre team and then went as far as Charsoo theatre and city theatre. Then his acting broke the borders and he went to the theatre of Rome




and then to the theatre of Paris.

Then he went to Amsterdam, Frankfurt, Lahe, Koln, New York, London, and Nice and returned to Paris.


From the very beginning, he was in touch and association with a wide circle of good Iranian directors and famous European ones like Khojaste Kia, Shahroo Kheradmand, Abbas Naalbandian, Esmail khalaj, Iraj Anvar, Arby Ovanessian, Bijan Mofid, Peter Brook, Andy Degrout, André Serban, Jorge Lavelli and worked with them. But his main collaboration was with Ovanessian. From the Disaster of Hosseinebne Mansoure Hallaj to Brecht's (Beckett's) The Good Days ( Happy days) and to the Brecht's Horror of the Third Reich (Fear and Misery of the Third Reich) to Golshiri's Big Explosion ( The Big Bang ) and Peter Gill's The Privacy of the Asleep ( A Sleeper's Den ) to Camu's Caligula and Hedayat's Buried Alive and Chekhov's The Cherry Orchard, he has appeared on the stage in one way or another, from breathing dust on the stage to acting in plays or directing them. He has had a very outstanding and active presence in many festivals of the world. He taught in the workshop of Tehran University for a while in the end of last century. He translated many books into Persian; since they are all about theatre, they were published with the help of Ovanessian.

He is very active in cinema and television too; he has written many essays about theatre in journals including " Theatre Within and Without the Borders " and the same essay " Literary Thinking and Theatrical Thinking ", a new work which is for the first time published for the professional readers of Persian Art. Sadreddin Zahed is still working on the stages of famous theatres of the world in European countries and resumes his artistically opulent life. God bless him wherever he is; we wish him a joyful life!

mercredi 25 juin 2008

Adaptation d'un récit de Sadégh Hédâyat " Lunatique "

LUNATIQUE


Sadeq Hédâyat


( Récit écrit en français par Hédâyat à Bombay )


Extérieur : l’éternité
Lumière de naissance, du commencement


LE CONTEUR : (il chante) Une pluie torrentielle fouettait le sol sans défense, une pluie comme celle du commencement de la formation de la terre ; la brise déplaçait sur la route asphaltée une poussière fine de particules d’eau, tandis que la mer, silencieuse et passive, pleine de ses profondes, muettes et lointaines amours, était plongée dans une brume de plomb. Tout était humide, gluant, visqueux ; l’humidité rongeait, attaquait tout, elle pénétrait aussi le corps, alourdissait l’âme. Un frisson de désir parcourait les être, un souffle de folie ou d’ivresse aspirait à l’oubli, à la lassitude, un désir fou d’abandonner tout, même son corps, s’éveillait je ne sais dans quel bas fond de l’être. Dans cette lasciveté passionnée l’eau coulait furieuse de quelque dieu en colère. La pluie étouffait les bruits extérieurs, elle s’arrêtait tout d’un coup.



( LA PLUIE )

L’HOMME : Une pluie torrentielle fouettait le sol sans défense.

LA FEMME : Une pluie comme celle du commencement de la formation de la terre.

L’HOMME : La brise déplaçait sur la route asphaltée une poussière fine de particules d’eau.

LA FEMME : Tandis que la mer, silencieuse et passive, pleine de ses profondes, muettes et lointaines amours, était plongée dans une brume de plomb.

L’HOMME : Tout était humide, gluant, visqueux.

LA FEMME : L’humidité rongeait, attaquait tout.

L’HOMME : Elle pénétrait aussi le corps, alourdissait l’âme.

LA FEMME : Un frisson de désir parcourait les êtres.

L’HOMME : Un souffle de folie ou d’ivresse aspirait à l’oubli, à la lassitude.

LA FAMME : Un désir fou d’abandonner tout, même son corps, s’éveillait, je ne sais dans quel bas fond de l’être.

L’HOMME : Dans cette lasciveté passionnée, l’eau coulait furieuse de quelque dieu en colère.

LA FEMME : La pluie étouffait les bruits extérieurs.

L’HOMME : Elle s’arrêtait tout d’un coup.


(LA PLUIE – NOIR TOTALE)


Premier jour


Intérieur : Chambre d’hôtel - Après-midi
Lumière : une ampoule au plafond


L’HOMME : Dans la chambre, au rez-de-chaussée de ma nouvelle pension, quoique visiblement confortable, je ne pouvais pas encore m’habituer aux objets environnants : les meubles avaient une expression bizarre, énigmatique, vivante. La commode trapue, sérieuse, la haute armoire dure et moqueuse, la brave table ronde, le miroir coquet, tous me surveillaient avec une vigilance menaçante. Une odeur âcre et poivrée originaire des Indes flottait dans l’air. Un vieux cordonnier hindou, avec son turban rouge, à demi-nu, s’était abrité sous ma fenêtre en une pose hiératique et résignée, en contemplant le déchaînement des éléments. Il était desséché, presque décharné teinté d’olive, les yeux noirs enfoncés dans l’orbite, sa barbe mal soignée lui mangeait le visage. Une vieille boite et des chaussures usées traînaient devant lui.

( NOIR )


Intérieur : Chambre d’hôtel - La soirée
Lumière : une ampoule au plafond

L’HOMME : Toute cette après-midi, je m’acharnai sur mon phono. Un disque hindou acheté au hasard m’obsédait, je le mis et le remis sans interruption, puis installé dans le fauteuil, je regardai tomber la pluie, et les rares passants qui s’aventuraient au dehors. Ma fenêtre donnait sur la mer.
Soudain, on frappa à ma porte : j’ouvris, une femme mince, au visage pâle, aux trais réguliers, avec de grands yeux verts clairs et une chevelure de paille, me dit :
LA FEMME : - Je suis si énervée, ça me tape sur les nerfs, pour l’amour du ciel, arrêtez ce disque.

L’HOMME : - I’m so sorry, répliquai-je.
Elle me remercia et s’en alla dans la chambre voisine. J’arrêtai mon phono, en pensant qu’elle devait être une étrangère encore mal adaptée à la musique hindoue, ou la détestant par préjugé. Je m’étendis sur mon lit en parcourant une revue illustrée locale.



( NOIR )

Intérieur : Salle à manger - Le soir
Lumière : Découpes sur la table

L’HOMME : A huit heures, le montai au troisième étage dans la salle à manger. Le patron, un métis originaire de Goa qui se disait portugais, me présenta à une demi douzaine de personnes apparentant à des nationalités douteuses. La soupe était servie, quand la porte claqua avec fracas, je vis ma voisine faire une entée triomphale. Elle portait une robe de crêpe imprimé de fleurs jaunes et bleues, très longue, décolletée, bien serrée à la taille, avec une élégance naturelle qui rehaussait sa beauté et ajoutait à sa silhouette élancée une gaîté agreste. Elle salua les pensionnaires d,un signe de tête, s’assit sur la seule chaise vacante de notre table
Après souper, je demandai à notre patron des renseignements sur cette femme. Le patron avec
sa physionomie simiesque et le clignement significatif de ses yeux, me dit :

LE CONTEUR : Elle s’appelle Félicia, une aventurière qui en proie à ses crises des tropiques. Un tout petit conseil, ne jouez pas avec le feu.

L’HOMME : J’étais fort intrigué de connaître cette personne aux allures bizarres, qui m’avait si cruellement privé de mon orgie musicale.

( NOIR )


Extérieur : Chez le cordonnier - La nuit
Lumière : Dehors, la fenêtre

L’HOMME : En sortant pour ma promenade nocturne, je vis Félicia poursuivant une conversation animée avec le cordonnier hindou qui se trouvait devant ma fenêtre.

( NOIR )

Extérieur : Une rue de Bombay – La nuit de pleine lune
Lumière : La rue + La pleine lune

L’HOMME : Je suivis la rue qui débouche sur la jetée-promenade, parmi une foule compacte de gens habillés, de redingotes traînantes, coiffés d’énormes turbans multicolores. Les femmes habillées en Sari aux couleurs chatoyantes qui semblaient flotter doucement à quelques pouces du sol. Ce grouillement des peuples, ce mélange hétéroclite de déclassés, d’apatrides, d’étrangers et d’hindous aux mille faces, j’avais l’impression de me promener dans un bal costumé.

( NOIR )


Extérieur : Bord de mer – La jetée
Lumière : La pleine lune

L’HOMME : De mon retour d’Apollo Bunder, je vis Félicia, les mains, les pupilles dilatées, elle regardait fixement dans une attitude religieuse le miroitement du clair de lune sur les vagues de la mer. La pâleur diaphane de son teint, le tremblement de ses lèvres décelaient son émotion profonde. Perdue dans ses rêveries, elle n’accordait aucune attention aux passants.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit
Lumière : une ampoule au plafond

L’HOMME : En revenant à la maison, il faisait une chaleur accablante, je fis marcher le panka. Je m’étendis pour dormir.

( NOIR TOTAL )

Le bruit sec de la toux du vieux cordonnier m’empêchait de fermer l’œil.


Deuxième jour

Intérieur : Le corridor (devant l’ascenseur) - Le soir
Lumière : Découpes en guise de couloir

L’HOMME : Le lendemain soir, elle était absente à notre table. En sortant de la table à manger, je me dirigeai vers l’ascenseur, j’appuyai sur le bouton d’appel : l’appareil docile glissa le long des tiges d’acier et s’immobilisa. Je tirai la porte. A mon grand étonnement, Félicia se trouvait immobile dans la cabine comme une statue de marbre, un parfum doux et provoquant s’exhalait de sa personne. Ce fût elle qui me parla la première en français avec un accent anglais.

FELICIA : - Est-ce que vous êtes libre ce soir ?

L’HOMME : - Oui, Mademoiselle.

FELICIA : - Voulez-vous me conduire jusqu’à Green ?

L’HOMME : - Avec plaisir.

Un changement s’était opéré en elle, son attitude, l’expression de son visage s’étaient adoucies.

( NOIR )

Extérieur : Chez le cordonnier – Le soir
Lumière : Dehors

L’HOMME : En descendant elle s’arrêta devant le cordonnier hindou.

FELICIA : - « Tabiat tik héy ? » (Ça va bien ?)

L’HOMME : L’Hindou en signe de respect s’inclina cérémonieusement. « Saheb salam-parmatma Tamara balakereh, bal batché soukira hé ! » (Que la paix soit sur toi, que le dieu suprême te bénisse et protège tes enfants !) Elle ouvrit son sac, glissa quelques sous dans la main du cordonnier, il baisa la terre. « Bhagvan marguia, Bhagvan marguia ! »(Bhagvan est mort !) – Je déteste ce type, il tousse tout le temps, hier soir je n’ai pas pu fermer les yeux, je ne sais pas pourquoi il s’est installé devant ma fenêtre.

FELICIA : - Pauvre Bhagvan ! Il est mon protégé, parfois je sens une immense pitié pour lui, parfois il me fait peur, parfois il me dégoûte, malgré cela il a un pouvoir extraordinaire sur moi, quoiqu’il m’obéisse comme un chien. Il est sérieusement malade, il faut que je l’envoie à l’hôpital demain. J’arrangerai cela.

L’HOMME : Elle ne me regardait pas, elle regardait quelque chose à travers moi sans me voir, comme si j’étais en verre. Nous nous dirigeâmes vers Apollo Bunder, le cordonnier, plié sur lui-même, toussait incessamment.

( NOIR )



Extérieur : Bord de mer – La jetée – La nuit
Lumière : La pleine lune

LE CONTEUR : La grande lune, rougeâtre comme un plateau en cuivre bien astiqué montait sur l’horizon.

L’HOMME : Félicia semblait assez indifférente au spectacle qu’elle avait sous les yeux marchant comme une somnambule, habillée en Sari blanc, sa beauté était resplendissante. Elle fredonna un air de jazz avec une jolie voix frêle, un rien de voix, plein de brisures, qui faisait des notes triste, langoureuses. Son chapeau à grands bords jetait une ombre sur ses yeux verts, au regard indéfinissable.

FELICIA : - Je suis originaire de Calcutta, d’un père anglais et d,une mère russe. J’ai été élevée en Europe. J’ai voyagé un peu partout en Europe comme en Asie, jamais un pays n’a pu exercer une attraction aussi puissante sur moi que les Indes, j’en avais toujours la nostalgie. C’est seulement dans l’atmosphère surchargée de ce pays que je pourrai vivre, ce n’est pas par le snobisme des Européens qui ne voient dans les Indes que des Fakirs, des charmeurs de serpents, des rajahs et des temples. L’Inde mystérieuse, ses fastes, ses pauvretés, ses miracles ont été exploités à satiété. Moi, je déteste les miracles, le plus grand miracle, pour moi, c’est que j’existe.

L’HOMME : - Avec vos connaissances et votre expérience – hasardai-je – vous pourriez facilement devenir un bon reporter.

FELICIA : - Oh ! Que je déteste ce métier. Tout ce que je cherche, c’est d’enrichir ma personnalité. Je hais trop les lecteurs curieux, pour leur communiquer la meilleure part de moi-même. Je n’ai aucune envie de m’exposer, de m’afficher, après tout à quoi bon ? (Silence) Vous sentez cette odeur de grisou ? Cette odeur me rappelle le grisou qui est caché en chacun de nous. (Pause) Ce soir je suis invitée. Bye ! Bye !

L’HOMME : Elle s’arrêta de nouveau, l’œil méfiant, soudain fit volte-face et s’éloigna. Sa silhouette, mince et blanche, glissait vers Green. J’étais abandonné à la rue humide, à la nuit opaque, hargneuse de Bombay, submergé par un désir frénétique, impuissant de fuite, de voyage au bout du monde, un âcre goût de regret, d’envie, de tristesse s’était emparé de moi. Soudain toute ma vie passée et future, m’apparut aussi triste, aussi vide que cette route nocturne, pleine d’ennui, de solitude et d’irritantes hallucinations. Depuis hier soir, je me demandais si j’avais affaire à une femme capricieuse. Pourquoi faisait-elle semblant de ne pas du tout s’intéresser à moi ? Son attachement pour ce pauvre diable de cordonnier, malgré ses relations avec la société hindoue et européenne et de riches représentants de firmes étrangères m’était inexplicable. Tous les dimanches, les autos de luxe s’alignaient devant notre pension pour l’amener à la plage en vogue de Bombay, souvent elle les plaquait pour s’amouracher à Taj ou à Green, avec des gigolos, qu’elle abandonnait à leur tour pour exprimer son attachement désintéressé aux gens tout à fait quelconques. Et son vague travail dans un magasin de modes parisiennes était encore plus énigmatique. Certainement elle était anormale, gâtée, présentait des tares. Ses complexes n’étaient-ils pas le fruit du choc de deux hérédités qui s’affrontaient chez elle ? Je ne pouvais certainement pas résoudre ces problèmes trop compliqués.



( NOIR )


Extérieur : Chez le cordonnier – La nuit
Lumière : Dehors


L’HOMME : En rentrant, je vis le vieux Bhagvan plié en deux, comme un paquet vide, ronflant étendu sur le pavé.

( NOIR TOTAL )


Troisième jour

Extérieur : Chez le cordonnier – Le matin
Lumière : Dehors

L’HOMME : Le lendemain matin, elle parlait devant ma fenêtre avec Bhagvan, je lui fis un signe de salut, elle s’approcha, me tendit négligemment une main gantée.

FELICIA : - N’avez-vous pas dix roupies à me prêter ?

L’HOMME : Je lui tendis mon porte monnaie, elle prit un billet de cinq roupies et le donna à Bhagvan.

FELICIA : - A ce soir.

( NOIR )


Intérieur : La salle à manger – Le soir
Lumière : Découpes pour la table

L’HOMME : Le même soir, dans la salle à manger, elle me rendit les cinq roupie devant les pensionnaires qui échangèrent des sourires significatifs.

( NOIR )


Extérieur : Le taxi – Une rue de Bombay – La nuit
Lumière : La rue

L’HOMME : En sortant ensemble elle me proposa :

FELICIA : - Si l’on faisait un bout de promenade jusqu’à Hanging Garden ?

L’HOMME : - Taxi ! Nous montâmes et le taxi démarra.

FELICIA : - J’ai arrangé l’affaire de Bhagvan. Il est à l’hôpital Saint George, son cas est assez grave, aujourd’hui j’ai été deux fois là-bas pour m’informer de ses nouvelles.

L’HOMME : Elle resta songeuse. J’étais plus ou moins habitué à ses fantaisies. Je ne pouvais pas comprendre la raison de son attachement à ce pauvre cordonnier, je croyais que c’était peut-être un luxe, une manie des gens trop riches et gâtés qui se montrent parfois charitable envers les pauvres, mais ces gestes de bienfaiteur étaient plutôt d’une nature discrète et désintéressée. Pendant le parcours elle garda un silence obstiné, en contemplant les rues désertes, les quartiers indigènes et le grouillement du bazar. Je ne voulais pas la contrarier.

( NOIR )


Extérieur : Bord de mer - Hanging Garden – La nuit
Lumière : Dehors

L’HOMME : Le taxi nous déposa devant Hanging Garden. Nous suivîmes les allées au milieu d’une végétation luxuriante des tropiques. Nous traversâmes un jardin splendide qui dominait la mer, d’où l’on pouvait voir l’immense scintillement de la ville dormante. Nous marchions côte à côte, sa robe me frôlait, je sentais son parfum doux et léger. Elle s’appuya un moment contre la balustrade de ciment qui court le long du ravin, en contemplant la Tour du Silence plongée dans l’obscurité.

FELICIA : - Il va bientôt pleuvoir, il faut rentrer.

( NOIR )


Extérieur : Le taxi – Une rue de Bombay – La nuit
Lumière : La rue

L’HOMME : Elle ne s’était pas trompée. Une fois enfermée dans le taxi un orage éclata. Elle se laissa aller au fond de la voiture. Nous étions devenus plus intimes. Elle était tout près de moi. Je frôlais presque son bras nu et me grisait de son parfum. Elle était plus à son aise, plus docile, une atmosphère favorable à l’intimité était créée.

FELICIA : - Dans la littérature hindoue, il y a un mythe qui représente la lune comme un vase plein de Soma – liqueur sacrée – qui diminue au fur et à mesure que les Dieux s’en abreuvent pour être rempli à nouveau par le soleil. ( Pause ) Mon caractère subit des changements suivant les différentes phases de la lune. Je me sens le jouet de quelque force étrangère, une force dont je ne pouvais me délivrer et qui m’emmène comme le grand souffle de l’enfer ; Alors, je ne peux obéir qu’à mon seul instinct. (Pause) C’est plus fort que moi. Je crois que la lune préside à ma destinée, je suis esclave de la lune, elle m’inspire parfois, je ne sais, peut-être dans mes existences antérieures j’ai commis des péchés graves ? C’est terrible ce que je dois supporter, j’ai dû divorcer deux fois en Europe pour revenir toujours aux Indes. Je ne peux plus vivre que dans cette atmosphère. Je ne sais si c’est la poésie ou la philosophie de ce pays qui me rattache aux Indes. Vous savez, la ligne de démarcation entre les trois règnes de la nature, entre la vie et la mort s’efface et disparaît, c’est le seul peuple au monde qui ait adapté la haute philosophie à ses mœurs et à ses coutumes. Un jour à Bénarès, je me trouvais sur le bord du Gange, alors je me suis aperçu de la grandeur de la philosophie hindoue, avec quelle indifférence à un endroit on célèbre le mariage, dans un autre on incinère les morts et les ascètes font leur ablution. Depuis des millénaires, l’âme hindoue reste la même, malgré le modernisme ;au fond rien ne change, rien dans ce pays ne doit être considéré à notre mesure ordinaire. Ce peuple possède par atavisme une grande richesse, une grande force.

L’HOMME : A ce moment, le taxi stoppa devant notre pension. Elle me fixa un instant avec ses grands yeux limpides sans paraître me voir.

FELICIA : - Allons chez-vous.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit
Lumière : Une ampoule au plafond

L’HOMME : Je l’accompagnai dans ma chambre, son air troublé, ses yeux suppliants et agrandis, ses geste inquiétants, sa couleur blanche, mâte et maladive, ses divagations m’attiraient invinciblement. Je tremblais de désir. Son attitude froide, même agressive du premier jour, sa soumission résignée des jours suivants m’intriguaient. Je quelques. Je mis quelques disques, elle écouta distraitement, visiblement ennuyée.

FELICIA : - J’ai un mauvais pressentiment, il m’arrivera quelque malheur.

L’HOMME : En signe de sympathie, je m’assis au bord du lit, à côté d’elle, en essayant de prendre ses mains. Je brûlais de passion. Elle retira ses mains, irritée.



FELICIA : - Ah, par exemple ! Pour qui me prenez-vous ? Vous vous trompez mon ami, vous me dégoûtez, vous m’entendez ? Si je me confie à vous, c’est parce que vous aviez un air sérieux, timide même, parce que vous êtes un étranger de passage. J’ai tellement horreur des gens d’ici qui se moquent de moi et me traitent de folle.

L’HOMME : Déconcerté, j’éprouvais une vague sensation d’humiliation.

FELICIA : Rassurez-vous, je ne donnerai pas un cheveu de Bhagvan en échange de vous.

L’HOMME : Mon cœur débordait de haine contre ce vieux cordonnier, en apprenant le piètre rôle que je jouais dans la comédie sentimentale de cette femme. Elle s’en alla en claquant la porte. ( La pluie ) Je me déshabillai à la hâte, ses paroles incohérentes, son attitude bizarre, son rire nerveux, presque méprisant, me causaient un malaise indescriptible. Je décidai de ne plus lui adresser la parole, me plongeai dans ma lecture, je dus m’avouer incapable de comprendre ce que je lisais. Malgré mes efforts, m’image de Félicia obsédait en tous lieux ma pensée, tout mon être aspirait à elle, au souvenir du plus insignifiant de ses gestes, de ses mots, de ses sourires, une exquise douleur me poignait.

( NOIR TOTAL )


Quatrième jour


Intérieur : La salle à manger – Le soir
Lumière : Découpes pour la table

L’HOMME : Je tins parole, le lendemain pendant le dîner je ne prêtai pas la moindre attention à elle. Félicia en fit de même. Elle semblait avoir oublié même ma présence.

( NOIR )


Intérieur : La chambre d’hôtel – La nuit de pleine lune
Lumière : Une ampoule au plafond

L’HOMME : Après souper, en rentrant dans ma chambre, on frappa à ma porte, j’ouvris et vis Félicia en robe de chambre de batik splendide, décorée de motifs chinois, elle entra d’un air distrait. Sa blancheur transparente, son corps bien moulé, son parfum doux et pénétrant me troublèrent.

FELICIA : - Tu te rends compte de ce que je te disais l’autre soir, j’avais un mauvais pressentiment. Tu n’as pas appris l’horrible nouvelle ?

L’HOMME : - Que voulez-vous dire ?

FELICIA : - Cet après-midi on m’a téléphoné de l’hôpital Bhagvan est mort.

L’HOMME : - Pas possible, je l’ignorais.

FELICIA : - Puis-je te demander un service ? Allons tout de suite à l’hôpital réclamer sa dépouille pour l’incinération. J’ai peur qu’on ne l’envoie à l’Ecole de Médecine pour la dissection.

L’HOMME : - Voyons, soyez raisonnable, en ce moment l’hôpital est fermé, nous nous occuperons de cela demain matin.

FELICIA : - Il le faut, il le faut, tout de suite ; J’ai tellement peur, je suis si désolée ! Il avait confiance en moi, c’est un grand sacrilège, tu comprends ? (Elle sanglote, tombe sur le lit, en se tordant les mains) Je suis si seule, si malheureuse. Je comptais sur toi, approche-toi, j’ai quelque chose à te dire. (Il s’approche en hésitant. Elle lui donne ses mains.) Il y a quelque chose que je n’ose avouer à personne, j’ai une si grande pitié pour les vies humbles, pour les gens simples qui mènent une vie tout à fait inaperçue comme des vagues sur l’océan sans limite. Ce pauvre diable de Bhagvan, il est venu au monde et il en est parti sans laisser aucune trace, ou essayer d’en laisser une, dire que peu de temps auparavant il parlait, bougeait, pensait. A présent il n’est plus, sa mort a été aussi inutile que sa vie, il y en a des milliers de pareilles. Certainement il croyait à son Karma, il supportait son destin avec résignation, il était convaincu qu’après sa mort, il renaîtrait dans un corps nouveau, peut-être meilleur. Moi, je suis entrée dans sa vie, j’avais remarqué, même la première fois que je lui ai donné mes chaussures pour les cirer, qu’il m’aimait, m’admirait, me désirait, surtout il me désirait. Son spectre, brûlant de passion, m’apparaissait en rêve. Lui ou un autre ? Ces hindous sont capables d’une concentration formidable, ils ont ça dans le sang. Mais en même temps quelle tragédie muette, car il n’osait jamais en faire l’aveu. Son respect exagéré m’agaçait, m’exaspérait. Si j’ai apporté quelque aide dans sa vie, c’était un prétexte, il n’avait pas besoin de mon aide, pas plus que d’autrui, car les hindous savent attendre et mourir. C’est plutôt moi qui avais besoin de lui. C’est vrai, j’ai beaucoup d’admirateurs riches, peut-être sont-il encore plus bêtes et dépourvus de sentiments humains que Bhagvan. Seulement ils ont l’argent. C’est l’argent qui leur donne de l’audace, du prestige. Ils se permettent tout, se donnent un air intelligent. Oh ! Que je les déteste, je les ai toujours détestés du fond de mon cœur. Enfin il s’est desséché, épuisé devant cette fenêtre, puis il est mort, et il va être incinéré et sa poussière sera emportée par le vent. Il souffrait pourtant, il avait du désir, de la passion, mais personne ne l’a su ; tout cela sera emporté par le vent. Est-ce que nous ne suivons pas le même destin ?

L’HOMME : Son expression dure, ses manières hautaines étaient changées, elle était devenue simple, presque naïve. Elle se blottissait contre moi, avec une expression surnaturelle mélangée de peur et de passion. Je sentais sa chair. Je pouvais compter les battements de son cœur. Un rythme sourd se mit à battre dans mes veines. Je me demandais à quoi elle voulait en venir. Pourquoi elle me témoignait tant de confiance.

FELICIA : - S’il te plait, retire le rideau.

CONTEUR : Il faisait une chaleur molle, moite, lourde d’orage. Une température gluante qui collait à la peau.

L’HOMME : Je retirai le rideau en restant à ma place, hésitant.
FELICIA : - Viens près de mois.

L’HOMME : Elle parla longuement, confidentiellement, de temps en temps, levait la tête vers moi, comme pour se faire approuver, lire mon consentement sur mes traits. Bientôt elle tomba à genoux, m’entourant de ses bras, suppliante, roulant son extraordinaire tête blonde sur moi, râlant doucement, redressant le visage, quand le râle paraissait la suffoquer, prononçant des mots d’amour indistincts tremblants de larmes secrètes. Puis d’autres mots, des phrases de même sonorité et gravité que des formules magiques. J’allais l’enlacer, j’entendis de battement d’ailes, je vis une chauve-souris, de ces bêtes inoffensive qui font leurs tournées nocturnes, pendant la saison des pluies. Entée effarouchée, elle tournait autour de ma chambre. Félicia transie d’effroi, se blottissait contre moi, criait spasmodiquement :



FELICIA : - Tu vois ? C’est son âme, c’est l’âme de Bhagvan qui vient me punir. Elle vient de me surprendre avec toi. Il faut que je te quitte à l’instant même.


L’HOMME : Je sentis mon sang se glacer, une peur surnaturelle s’empara de moi. Elle fit un grand effort pour se relever, sans me dire au revoir elle sortit, chancelante. Je ne savais plus que faire, j’avais une vague sensation de malaise, j’éteignis la lumière.

( NOIR TOTAL )

Je m’étendis sur mon lit, bientôt je tombai dans un lourd sommeil.


Cinquième jour

Intérieur : Le corridor – Le matin
Lumière : Découpe en guise de couloir

L’HOMME : De bon matin, je m’habillai en hâte, je frappai à sa porte ; pas de réponse. J’aperçus le patron dans le corridor, il me désigna la chambre de Félicia, avec son sourire sournois.

LE CONTEUR : - Elle ne m’avait pas prévenu, elle est partie hier soir, on ne sait où !

Heureusement, elle avait payé sa location d’avance. Je vous l’avais bien dit qu’il ne fallait pas se fier à des aventurières de cette espèce. C’est encore un coup des tropiques !

( LES LUMIÈRE VONT TRES LENTEMENT, SAUF LA LUMIÈRE BLEU DE LA MER )

Adaptation théâtrale : Sadreddin ZAHED

lundi 23 juin 2008

Deux regards Persans sur " Cer animal étrange"

B.Letellier(Le conteur), A.Zbroszczyk(La fiancée), L.Ramos(Le fiancé)

Cet animal étrange

Gabriel Arout

inspiré de nouvelles d'Anton Tchekhov

Mise en scène : Sadredin Zahed

Costumes : Malak Khazaï


Musique : Mahmoud Tabrizi-Zadeh

Isabelle Boutros, Dominique Charmet, Fariborz Daftari, Didier Dubau, Anne-Laure Grenon, Mathilde Kaminker, Thierry Le Gall, Patrick Pecorilla, Véronique Piccioto

Mathieu Bellon, Françoise Krawice, Bruno Letellier, Jean Lucasson, Jean Peyrelade, Loïs Ramos, Dia Stephensen, Myriam Viens, Anne-Mireille Zbroszczyk


Le conteur, allégorie du destin ou de la sagesse, prend place. Il installe la scène et se prépare à invoquer ses personnages. L'histoire qu'il va raconter est celle de tous. C'est une peinture de l'homme à travers ses défauts, ses joies, ses vices et ses divers moments de perplexité ou d'hébétude.
Les personnages se succèdent... jusqu'à la dernière touche du tableau, celle qui détermine la fin, inévitable, parce que l'homme naît, vit et meurt quoi qu'il fasse et quoi qu'il ait fait de sa vie.
C'est l'histoire des mille et une vies... De la vie, tout simplement.


F.Daftari(L'acolyte), F.Krawice(La femme), J.Peyrelade(Son mari)

Il n'y a, dans ce spectacle, ni faste ni décors. Les comédiens, assis tout autour de la scène, s'avancent tour à tour pour incarner un ou plusieurs personnages. Les changements de personnages se font au vu et au su des spectateurs, lorsque les comédiens puisent dans un coffre un morceau d'étoffe aux couleurs vives des provinces de l'Iran et qui signifiera leur rôle.
Comme un chef d'orchestre, ZAHED marie si bien comédien et rôle que les acteurs deviennent les sons d'une mélodie harmonieuse.

Dans ce spectacle, les éternelles fluctuations qui ont lieu dans la vie quotidienne des hommes et dans leurs rapports entre eux nous sont contées avec tant d'humour et de légèreté que nous émergeons du spectacle comme on émergerait d'un rêve.

Djamileh Nedaï

Keyhan, 20 Juin 1991
Publié à Londres.

M.Kaminker( La femme), D.Dubau(L'homme), T.Le Gall(Le conteur)

" Cet animal étrange " de Gabriel Arout est mis en scène sur un grand tapis persan et dans le plus grand dépouillement, sans ornements ni décors. La scénographie et les costumes s'inspirent des couleurs vives et variées des provinces de l'Iran.
Accompagné de deux musiciens assis sur deux petits tapis à côté des comédiens, le conteur parvient à créer une atmosphère très proche de celle des spectacles traditionnels iraniens. Il commence le spectacle, aidé pour cela par son acolyte, et fera jusqu'à la fin le lien entre les différentes histoires.
Ici, les formes traditionnelles du théâtre iranien comme le Rouhowzi, le Pardekhani, l'art du conteur et le Ta'zieh(théâtre religieux proches de nos mystères), se mêlent aux formes théâtrale de l'occident. Le fruit de cette rencontre est un spectacle emprunt de merveilleux.
M.Sahar
Rouzegar-e-now
Mensuel Persan édité à Paris
Juillet-août 1991

Sadreddin zahed et sa troupe

vendredi 20 juin 2008

à propos de "Trois gouttes de sang"

Fariborz Daftari et Hamid Javdan



Trois Gouttes de Sang
Sadegh Hedayat

Mise en scène : Sadreddin Zahed
Costume et décors : Malak Khazaï
Musique : Reza Ghassemi



La nouvelle de Hedayat intitulée " Trois Gouttes de Sang " n'a pas été écrite pour la scène. Le metteur en scène qui ambitionne d'en faire un spectacle doit avant tout trouver une forme scénique adéquate permettant de donner de cette œuvre littéraire une représentation théâtrale. Pour ce faire, ZAHED s'est inspiré des formes traditionnelles du théâtre iranien, de l'art du conteur, par exemple, et du Siahbazi (équivalent iranien de la Comedia Dell'Arte).

M. Kaminker, F. Daftari, H. Javdan

Deux comédiens et un musicien aident le conteur qui, assis sur un tapis persan, conte, en recourant aux techniques du théâtre traditionnel, la nouvelle de Hedayat en langue française et de manière fort dépouillée et même pourrait-on dire pauvre.


F. Daftari, H. Javdan, M. Kaminker

C'est un spectacle où contenu et forme s'entrelacent de façon intéressante et où l'univers de Hedayat acquiert une forme théâtrale.

M.Sahar

Rouzegar-e-now

Mensuel persan édité à Paris

Juillet - août 1991

lundi 16 juin 2008

Une lettre sur " Cet Animal étrange "

Paris,le 2 juin 1991
Monsieur BOIS Michel
103,rue de la convention
75015 PARIS
Sur "Cet Animal étrange" de G. AROUT
mise en scène par Sadreddin ZAHED
au Théâtre de la Cité Universitaire


Bien que le conte allégorique fasse partie de l'imaginaire collectif, il passe difficilement la rampe. Est-ce un genre ressortissant aux seuls montreurs de marionnettes et destiné à m'émouvoir que des sensibilités enfantines? Certes, la capacité d'émerveillement du public moyen tend à s'émousser, mais la réussite ne dépend-elle pas plutôt du coup de patte du transmutant? Le ravissement dans lequel les spectateurs ( hélas ! trop peu nombreux) ont été plongés lors des représentations de " Cet Animal étrange " de G. AROUT mise en scène par Sadredin ZAHED, m'accrédite-t -il pas la seconde hypothèse? Pourquoi s. ZAHED réussit-il ici avec un rare bonheur, là où d'autres échouent? ( je pense entre autres à G. CAMBRELENG dans sa mise en scène, cette saison à la Galerie, de " A quoi rêvent les vieux enfants? " de R. DEMARCY . )


J'invoquerai deux arguments déterminants. Le premier concerne le texte qui doit interroger le plus objectivement les éléments profonds de l'homme et leurs manifestations quelles qu'elles soient. Le seconde porte sur les formes de sa transposition au théâtre qui doivent sauvegarder sa toute puissance onirique. Or, c'est souvent à ce niveau que le bât blesse, car si le texte est riche de virtualités, le représenté est toujours réducteur et l'alchimie du verbe peut être inopérante si la symbiose est incomplète.



Affiche : Malak KHAZAI



Alors que cet art tombe en désuétude en Occident, beaucoup plus préoccupé du faire et du paraître que de l'être , il perdure en Orient comme un type sacral de civilisation. C'est donc dans ce grand réservoir d'images que S.ZAHED va puiser. En effet, il n'y a pas de conte oral sans prés ence physique de conteur(s), de musicien(s) voire d'acolyte(s) et sans place publique : lieu de prédilection naturel pour l'exercice du narré. D'où sa symbolisation ( sur scène ) au moyen d'un tapis autour duquel les acteurs, assis en tailleur, vont alternativement jouer deux rôles : celui de spectateurs et celui d'actants qui, avec beaucoup d'ingéniosité et de naïveté, vont utiliser ante oculos (oculus) tous les accessoires requ is pour interpréter les différents tableaux. Leur enchaînement étant assuré musicalement par deux joueurs de Santur ( ou Santir ) et de flûte traversière. L'osmose entre le jeu des musiciens et celui des comédiens s'établit si intimement qu'elle finit par exercer un charme irrésistible, indéfinissable, baigné de lumières mordorées, brun profond et bleu noir tombant de l'arrière-plan. Cela présuppose une gestuelle en parfaite adéquation avec le signifié, un respect de la tessiture des voix, une troupe très homogène où tout vedettariat est exclu et où tout " sex-symbol " n'est pas de mise.


Mahmoud TABRIZIZADEH



Pareils à des bateleurs du grand Fleuve, les comédiens expriment dans une forme quasi-atemporelle la vie joyeuse, colorée, diverse et parfois inquiétante des profondeurs immuables de l'âme, redonnant derechef sens au vécu. Et l'on respire et l'on participe dans le sillage de leur vital élan rythmé aux évocations de tableaux d'une exposition de la condition humaine : des premières amours ..... à l'ultime échec.

Artefact persan garanti !

signature M. BOIS

P.S. Vendredi prochain, Madame BOIS Danielle y assistera avec une vingtaine d'élèves. Auriez-vous l'amabilité de leur consacrer quelques explications? Je vous en remercie par avance.

jeudi 12 juin 2008

Grand'peur et misère du IIIe Reich et La presse

Sadreddin Zahed et sa troupe
Le courrier de l'ouest

Le Journal de Maine-et-Loir
N° 87

Mercredi 12 Avril 1995

Anne-Laure Gandon
" Grand'peur et misère "
d'hier et d'aujourd'hui

Le théâtre D-Nué a choisi une pièce difficile pour concourir aux Arlequins : " Grand'peur et misère du IIIe Reich " de Bertold Brecht, qui dès 1935, avait compris la logique meurtrière du régime nazi. Délation, camps de concentration, marches militaires : les maîtres mots du IIIe Reich naissant se retrouvent dans les scènes de Brecht.
Le visage peint pour le rendre universel, les comédiens se sont visiblement totalement investis dans leurs rôles, n'hésitant pas à terminer le spectacle nus (symbole des déportés se dirigeant vers les chambres à gaz?). Le décor uniquement constitué d'un four crématoire, suggère tout, sans jamais rien montrer, car le narrateur, rare dans le théâtre contemporain, se charge de restituer l'action.
Le spectacle avait de quoi dérouter par sa dureté et sa noirceur. Il a malgré tout conquis le public, qui l'a longuement applaudi.

Anne-Laure Gandon, Anna-Maria Gorostiza, Mattieu Bellon, François Pilon, Natacha Leriche
Ouest-France

N° 15336
Jeudi 13 Avril 1995

Cinq troupes pour trois trophées

Le rideau est tombé sur le premier acte du festival des Arlequins.

Le jury de sélection a désigné les cinq troupes finalistes.

F. Pilon, A. Gorostiza
Théâtre D-Nué (Paris) : " Grand'peur et misère du IIIe Reich "
Vendredi à 15h

La troupe n'est pas une inconnue du festival. C'est son remarquable travail sur une pièce de Brecht qui lui vaut cette année son accession en finale. Le règlement du festival limite la durée des spectacles à cinquante minutes. La troupe l'a bien compris. L'oeuvre de Brecht ici adaptée, analyse et dénonce la montée du nazisme en Allemagne dans les années trente. La mise en scène ne donne pas dans le superflu. Le plateau est vide, à l'exception d'un four crématoire vers lequel les comédiens se dirigeront, dépouillés de tout à la scène finale. Un grand travail sur les éclairages, une musique en direct sur la scène et, surtout une grande rigueur dans le jeu ont conduit ce spectacle en finale. Traiter un tel sujet avec tant d'efficacité n'allait pas de soi.

Jean-Luc ROTUREAU

F. Pilon, A. Gorostiza, N. Leriche
Festigazette

Les Arlequins cholet

Vendredi 14 Avril 1995

Edito : Les feux du drame
Le soleil noir enfin brilla de tous ses feux. Le Théâtre D-Nué nous a réconcilié avec le drame et a vaincu la mort. Intrigué, agacé, silencieux, subjugué, vibrant, le public a été convaincu. La montée en puissance de leur sobre machinerie a été un grand moment de théâtre.

Le Festigazier

M. Bellon, N. Leriche, A. Gorostiza, A. Gandon, B. Minot, F. Pilon
THÉÂTRE SANS INTERDIT

Les moeurs évoluent selon les siècles. Les modes d'expression aussi. Le cinéma s'est depuis longtemps libéré de tout interdit. Plus de tabous, ou presque. Le théâtre lui aussi remue, change, ose... C'est ce que l'on peut constater dans "Grand'peur et misère du IIIe Reich" ; pièce au sujet fort, au sujet troublant : la peur, la misère, le nazisme...

Nous entendons ici des mots durs et troublants : la mort, les camps, le commencement d'un génocide, la montée en puissance d'un dictateur sont évoqués ouvertement. Nous entrons dans un monde froid où règne le plus fort.

Le décor, la musique et la mise en scène : tout participe à cette impression de précarité. Les mots sont forts et un narrateur lisant les didascalies renforce le ton d'une scène. Malgré la diversité des situations, nous pouvons ressentir une continuité par des motifs récurrents : la danse, la marche militaire...

Les acteurs ne nous cachent rien, les changements de costumes ont lieu sur scène. Ils iront même jusqu'à proclamer leur refus, nus sur scène.

Choquant, provocateur? Peut-être que certains penseront oui. Mais d'autres déjà, ne peuvent retenir à la fermeture du rideau une vive exclamation : " C'est beau ".

Sophie VERROEST

Sadreddin Zahed et sa troupe
Les cinq pièces sélectionnées pour la finale
Ouest-France (samedi 15 - dimanche 16 - lundi 17 Avril 1995)

Après quatre jours et seize pièces, le jury des Arlequins a rendu hier soir son verdict. Cinq pièces iront donc en finale : "ça déménage" de la Compagnie Frédérick Lemaître(Pierrefitte), "Les ventriloques", de la troupe "La folle avoine"(Wattignies), "Le ruban blanc", de la troupe de théâtre les cabotins, qui comme, le théâtre de onze heures onze, sélectionné pour "Commedia Dell'Molière", est québecoise, et "Grand'peur et misère du IIIe Reich", du Théâtre D-Nué(Paris).

Les cinq pièces finalistes seront rejouées vendredi et samedi. Trois d'entre elles se verront décerner les Arlequins de bronze, d'argent et d'or.

Répétition au théâtre Renaudie(Aubervilliers)

Ouest-France

Mardi 18 avril 1995

Le Festival des Arlequins à Cholet fait triompher la francophonie

Le neuvième festival des Arlequins s'est terminé samedi soir : Les deux autres pièces de la sélection finale ont également été très appréciées du public choletais. Il s'agit de "ça déménage", une création collective et de "Grand'peur et misère du IIIe Reich", pièce de Bertold Brecht interprétée par la troupe parisienne " Le Théâtre D-Nué ".

" La qualité des cinq pièces sélectionnées me fait penser que les autres étaient drôlement bien ", soulignait Geneviéve Page, présidente du jury du gala final.

Chair de poule

Le comédien Jacques Rosny n'a pas oublié de féliciter les autres troupes. Celles qui, finalistes, n'ont pas eu la chance de décrocher un arlequin : "Au théâtre, il n'y a pas de bonheur quand il y a des exclus". Ces deux troupes sont la compagnie Fréderick Lemaître "ça déménage", et Le Théâtre D-Nué pour son interprétation de " Grand'peur et misère du IIIe Reich ", une pièce de Bertold Brecht.

Beaucoup de spectateurs ont d'ailleurs été surpris que Le Théâtre D-Nué n'ait pas figuré dans la liste des trois lauréats. La force du texte, l'originalité de l'interprétation ont beaucoup impressionné les Choletais. " Moi, j'en ai encore la chair de poule. C'était mon coup de coeur ", confiait un habitué du festival. En coulisses, Sadreddin Zahed, metteur en scène, ne pouvait retenir ses larmes. Le théâtre est parfois un art cruel.

Michel CAILLARD


Le Courrier de l'oues

Mardi 18 avril 1995

Pourquoi Brecht n'a pas eu d'Arlequin

Certains spectateurs se sont étonnés de ne pas voir au palmarès "Grand'peur et misère du IIIe Reich" de Brecht, adapté par les Parisiens du " Théâtre D-Nué ".

Le fait d'avoir choisi une adaptation a, dès le départ, quelque peu "handicapé" la troupe. Il suffit de regarder le palmarès - deux créations aux deux premières places - pour s'en convaincre. "Je pense qu'il est plus difficile de faire une création que de prendre un classique". Assure Jacques Rosny.

Mais la raison essentielle de cette déconvenue ne réside pas là, selon le vice-président du jury. " La pièce originale a été déviée, elle est plus multiple. Elle dresse le tableau des responsabilités de la montée du nazisme. Et d'où viennent elles ces responsabilités? Elle viennent de tous. Brecht, il en veut aux braves bourgeois. C'est montré avec férocité mais aussi avec humour. L'adaptation qu'on a vue est trop orientée sur l'abominable image des camps de concentration. Le public a été ému mais nous on vient pour juger de l'ensemble d'un travail ".

La scène finale, où les acteurs sont nus? " J'ai trouvé cela époustouflant. L'image est bouleversante ", répond Jacques Rosny. A la décharge de la troupe, rappelons qu'elle a dû réduire à 50 minutes une pièce qui dure quelques deux heures et demie.



Le courrier de l'ouest

vendredi 21 avril 1995

Lors du gala final du Festival des Arlequins 95, l'opticien mutualiste de Cholet a organisé un jeu destiné au public dont le but consistait à désigner par vote les troupes lauréales qui se verraient attribuer respectivement les arlequins d'or, d'argent et de bronze. Le résultat du vote du public (différent de celui du jury officiel)se répartit ainsi.

Parmi 454 voix exprimées : 119 voix pour "Grand'peur et misère du IIIe Reich"; 102 voix pour " ça déménage"; 88 voix pour "Le ruban blanc"; 73 voix pour "Les ventriloques".


Anna-Maria Gorostiza, Blandine Minot

Le courrier de l'ouest

Vendredi 12 mai 1995

Au menu de notre chronique "En direct" cette semaine, une réflexion de la troupe parieienne du "Théâtre D-Nué", qui participa brillamment au dernier festival de théâtre de Cholet, mais qui chuta au dernier acte.

On se souvient que lors du gala final du Festival des Arlequins de Cholet, certains spectateurs s'étaient étonnés de ne pas voir au palmarès " Grand'peur et misère du IIIe Reich " de Brecht, adapté par les comédiens parisiens du "Théâtre D-Nué".

Jacque Rosny, vice-président du jury final des Arlequins 95, nous répondait alors : " je pense qu'il est plus difficile de faire une création que de prendre un classique (...) L'adaptation qu'on a vue est trop orientée sur l'abominable image des camps de concentration. Le public a été ému, mais nous on vient pour juger de l'ensemble d'un travail ". " quant à la scène finale, où tous les acteurs sont nus, j'ai trouvé cela époustouflant. L'image est bouleversante... " ( c.o. du 18 avril dernier).

Réflexion - réaction du " Théâtre D-Nué " : " Nous avons été très heureux de participer au Festival des Arlequins de Cholet; et nous acceptions la décision du Jury, puisque nous savions que le but du jeu était précisément d'être jugé par ce jury. Cependant puisqu'une question a été soulevée à notre sujet, dans le " Courrier de l'Ouest " du 18 avril dernier, nous apportons nous aussi notre point de vue aux étonnant arguments que le jury met en avantpour justifier son choix.

1) - N'importe quel connaisseur de théâtre sait que la difficulté pour réussir une pièce ne réside pas le choix d'une création ou d'un classique - si tant est que notre spectacle ait été perçu comme un classique! - mais dans le fait d'arriver à construire ce fil invisiblequi reliela scène à la salle, afin qu'une réelle communication s'établisse entre les comédiens et les spectateurs.

2) - La pièce de Brecht n'a pas été " déviée ". Nous avons privilégié un angle de vue. Nous ne pensions pas que le jury était là pour juger de l'oeuvre de Brecht en son entier mais de la réussite - ou de l'échec - d'une orientation volontaire dans un temps limité de 50 minutes... En effet avec seulement 6 scène jouées des 24 scènes de " Grand'peur et misère du IIIe Reiche ", le but du " Théâtre D-Nué " était justement de souligner " cette abominable image des camps de concentration ", d'où le choix du décor constitué d'un four crématoire installé au centre de la scène du début jusqu'à la fin. L'objectif de notre troupe était bel et bien d'interpeller les spectateurs sur la triste actualité de ce cauchmar... Pour notre part nous avons reçu notre récompense par le succès remporté au près du public de Cholet, par les félicitations des autres troups concurrentes et les articles parus dans la presse. " Le public a été ému " reconnaît le vice-président du jury, mais pauvre public qui ne sait pas juger, heureusement que le jury est là pour l'éduquer! "

Sarcastique aussi le "Théâtre D-Nué".